L’artiste joaillière Gabrielle Desmarais présente depuis le 10 juin dernier son exposition Les Espaces-Satellites à la Galerie Noel Guyomarc’h. Dans une installation intrigante, qui nous invite à moduler nos mouvements pour naviguer l’espace d’exposition, les bijoux de Gabrielle se fondent au paysage comme des ombres, des débris ou des bribes de souvenirs. Elle nous confie dans cette entrevue les clés de son processus créatif, et ce qui a inspiré cette fascinante exposition.
Ta dernière série présentée dans l’exposition Les Espaces-Satellites s’inspire de lieux et d’espaces physiques, certains réels et d’autres imaginés. Entretiens-tu un rapport particulier à l’environnement dans lequel tu évolues ? Et comment ce dernier influence-t-il ta pratique ?
En fait, un espace-satellite peut être représenté par un lieu physique, certainement, tel un refuge où se poser, mais dans ce travail-ci, je l’aborde surtout comme pouvant être un état où l’on se perd ou se trouve (l’amour, la passion, le deuil), ou comme un sentiment lié à un être humain (un dos qui rassure, une main qui réconforte). Ces « espaces » gravitent autour de nous, autour de notre cœur et de notre tête. Que l’on choisisse de s’y poser ou non, ceux-ci ont un impact significatif sur ce que nous sommes et nous forgent en quelque sorte. La joaillerie est, depuis toujours, mon outil de prédilection pour évacuer mes émotions les plus vives. Cette année, comme pour plusieurs, fût bien riche de ces grandes émotions : Les Espaces-Satellites s’avère donc une douce catharsis via laquelle les visiteurs pourront se laisser porter par l’installation et avoir leur propre interprétation des pièces trouvées en chemin.
Dans l’exposition, tes bijoux sont mis en scène de façon bien particulière, dans un décor que tu as créé de toutes pièces. Comment en es-tu venue à choisir ce type d’installation ?
Premièrement, il était primordial que les tables sur lesquelles les pièces étaient déposées soit plus basses qu’à l’habitude (soit à 2 pieds du sol), et ce pour deux raisons. La première : puisque ma motivation de départ s’articule autour d’une métaphore entre les paysages/espaces extérieurs ET intérieurs, cette distance des bijoux rend bien l’impression d’un voyage à vol d’oiseau au-dessus d’un pays imaginaire, de vieilles ruines, de jardins étonnants où l’on voudrait se promener et se perdre un peu. Ensuite, lorsque ce premier contact est fait, le visiteur est invité, afin de mieux voir et comprendre les bijoux proposés, à s’accroupir pour se rapprocher des pièces qui sont, elles, cachées de part et d’autre des éléments de verre. Ce mouvement crée, à mon avis, une ouverture vers l’intime, vers l’enfance, un rapport au jeu (et aux jouets) qui nous permet d’interpréter des histoires et des images directement du cœur, sans censure.
Pour ce qui est du choix du verre, il résulte d’une équation simple: un coup de cœur pour la richesse et les possibilités de la matière, une pénurie fracassante de plexiglass de couleurs due à une certaine pandémie et ma grande fascination pour les installations immersives d’Olafur Eliasson et le travail de Lubna Chowdary!
La mise en espace fait-elle partie de ton processus d’idéation dès le départ ou est-elle définie une fois que les œuvres ont pris forme ?
Dès le départ ! Il est important pour moi que mon installation soit en parfait équité avec mes pièces, ce qui veut dire qu’elle ne doit pas seulement servir de « faire-valoir » ou de socles/présentoirs pour mes bijoux. Je souhaite que les bijoux face partie d’un grand tableau où les parties sont en co-dépendance, où les éléments de verre seraient tristes sans les bijoux et vice-versa… En général, je dessine donc ma vision d’ensemble et crée ensuite les bijoux qui en feront partie prenante. Dans ce cas-ci, certaines pièces incluses dans l’expo ont été réalisées en 2019, je les ai donc intégrées au mieux, en créant des éléments de verre sur-mesure pour elles.
Comment s’articule ton processus de création ? Travailles-tu plutôt dans la matière directement ou à partir de plans et croquis ?
J’aime beaucoup dessiner des plans de départ (mais s’ils s’avèrent d’horrible dessins ! Haha !) afin de me donner un élan. Ensuite, je me laisse entièrement porter par les aléas du processus de fabrication : parfois le design est moins intéressant en 3D qu’en dessin, donc je le modifie. Sinon, certaines bévues peuvent aussi arriver en chemin : je surfe sur les imprévus et m’ajuste en conséquence. Je ne recommence jamais un bijou. J’aime à croire que le bijou « sait » déjà ce que sera sa finalité, j’essaie donc au mieux de rester malléable et à l’écoute des options qui se présentent au cours du processus. Trust the process comme ils disent…
Ton travail, bien que toujours réalisé à partir de métaux précieux et pierres fines, va souvent au-delà des limites techniques qu’imposent traditionnellement la joaillerie. Qu’est-ce qui te pousse à travailler ainsi ?
Honnêtement, bien que mes pièces soient au final tortueuses, abîmées et peintes de soudure et autres altérations, j’ai un respect sans borne pour la tradition d’orfèvrerie, de forge et de joaillerie. Cette impression des limites techniques repoussées est une résultante du simple fait que je désire à tout prix demeurer entièrement libre artistiquement indépendamment des techniques traditionnelles apprises, ce qui m’amène à explorer de nouvelles avenues et à inventer des méthodes peu orthodoxes de travailler pour arriver à mes fins 🙂
On retrouve plusieurs motifs récurrents dans ton travail : des formes géométriques altérées, des surfaces élimées, des accumulations ou répétitions d’éléments et de détails, et sans oublier la prédominance du noir. Y a-t-il quelque chose en particulier qui détermine ces choix esthétiques ?
À la base, mon attirance pour les lignes graphiques m’influence beaucoup dans ma conception des formes et me portent à choisir d’exposer mes pièces en noir : mes bijoux redeviennent alors « dessins » ou « lignes » que je peux allègrement disposer dans l’espace pour créer un tout. Malgré l’impression de chaos que peut suggérer l’installation présentée à la galerie, j’aime beaucoup le minimalisme, la simplicité, la recherche de la ligne pure et efficace. Le noir me permet d’obtenir le dessin que je recherche, en 3D.
Pour ce qui est des surfaces élimées et de l’accumulation : les objets abîmés et altérés, qui démontrent ainsi leur vécu et leur utilité, me touchent toujours. Les souvenirs s’y rattachant et la beauté qui en émerge malgré les écorchures et l’imperfection m’inspirent beaucoup et c’est que je tente de partager par le biais de mes bijoux. La broderie et les pierres me viennent naturellement ensuite comme une façon de me réapproprier le Temps, le récupérer et lui rendre un ultime hommage.
Crédits photo:
Image en couverture – Mérida Anderson
Photos de bijoux – Anthony McLean
Autres images fournies par l’artiste