Karin Jones: Quand le bijou s’insère dans le milieu de l’art contemporain

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Au fil des ans, l’artiste multidisciplinaire de Vancouver Karin Jones a trouvé un moyen d’amener le bijou dans le domaine de la sculpture, de l’installation et même de la performance, transcendant ainsi notre conception habituelle des bijoux et des parures corporelles. À l’aube de son exposition solo très attendue (body of work), qui ouvrira ses portes le 1er novembre 2019 à La Centrale Galerie Powerhouse, Jones a pris le temps de nous faire part de ses réflexions sur sa pratique, son approche et la façon dont elle inscrit son travail dans le domaine du bijou d’art contemporain et celui de l’art contemporain en général. Traitant de la façon dont les récits historiques façonnent notre sentiment d’identité, son travail soulève un ensemble de questions complexes sans jamais fournir de réponses précises. Les parures qu’elle propose exposent la période de l’esclavage des peuples africains à travers une référence troublante aux appareils de contrainte, et deviennent un véhicule pour explorer son propre rapport à cette histoire.

Tu as initialement reçu une formation en joaillerie traditionnelle et tu as travaillé dans le domaine pendant plusieurs années. Comment en es-tu venue à t’intéresser à une pratique de joaillerie axée sur une approche plutôt conceptuelle ?

En fait, je m’intéressais aux créations conceptuelles depuis mes études en joaillerie, au début des années 1990. À l’école, on nous avait enseigné que les bijoux pouvaient aussi être des œuvres d’art, et on nous encourageait à exprimer des idées à travers notre travail. Cependant, quand j’ai quitté l’école, j’ai découvert que lorsque j’essayais de le faire, le public n’était tout simplement pas intéressé par cet aspect et ne voyait les bijoux que sur le plan esthétique et stylistique. Il faut dire que les concepts que j’essayais d’exprimer à l’époque n’étaient pas très bien développés, mais j’ai abandonné et j’ai décidé de me contenter à faire de jolis objets.

La relation entre le bijou et les thèmes que tu explores est assez directe, dans la mesure où il est en relation avec le corps, ouvrant ainsi la voie à un discours sur l’objectification et l’exploitation du corps des personnes racisées. Que penses-tu du potentiel qu’a le bijou de devenir un véhicule puissant pour des messages forts et complexes, dans d’autres contextes ?

Je pense que n’importe quel médium peut être un véhicule pour des messages complexes, à condition qu’ils soient bien transmis. Le problème que j’ai toujours constaté avec le bijou est qu’il est presque toujours présenté dans un cadre commercial. Il est donc difficile de faire comprendre au public qu’il peut représenter autre chose qu’un objet décoratif. Même les bijoux d’art contemporain deviennent souvent un moyen pour l’acheteur d’exprimer son individualité et son goût, ce qui les éloigne encore plus de ce que l’artiste a lui-même voulu exprimer. Je pense que le bijou a un énorme potentiel de déclencher le dialogue, mais nous devons reconnaître qu’il se distingue des autres formes d’art, dans la mesure où sa mise en scène est toujours le fait d’un usager final. Avec ce travail, j’ai décidé de retirer un porteur réel de l’équation, et de laisser son usage dans le domaine de l’imagination.

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Depuis le début de ta maîtrise à NSCAD University en 2012, les questions de race et d’identité, ainsi que les notions de perception, à la fois de soi et des autres, ont eu une présence évidente dans ton travail. Avec du recul, as-tu l’impression que ce sujet était un thème sous-jacent dans ton travail précédent, que ce soit de façon consciente ou inconsciente ?

C’est une bonne question. Je pense que l’art transmet souvent quelque chose de très différent de ce que l’artiste veut exprimer, et cela peut parfois révéler des questions et des émotions plus profondes dont l’artiste n’est souvent pas conscient. Je vois cela comme une sorte d’angle mort. Par conséquent, je ne crois pas que ces thématiques soient présentes dans mes travaux antérieurs. Je devrais demander aux autres s’ils pensent que c’est le cas !

Beaucoup de choses peuvent être lues dans la façon dont tu exposes les pièces de cette série, y compris un sentiment d’effacement et une référence aux installations muséales anthropologiques et ethnographiques. Considères-tu la monture de chaque pièce comme faisant partie de l’œuvre, ou plutôt comme un support, voire un complément à celle-ci ?

Je pense que c’est les deux. Pendant longtemps, j’ai pensé qu’il y avait des idées trop grandes pour être exprimées à travers le bijou, et c’est pourquoi je me suis tournée vers d’autres médiums comme la sculpture et l’installation. Mais lorsque j’ai décidé de relever le défi d’exprimer ces concepts par le biais de la joaillerie, je savais que je devais surmonter certains des obstacles afin d’arriver à présenter mon travail dans un contexte d’art contemporain. Les galeries d’art publiques et les centres d’artistes sont des espaces de contemplation, et je pense que lorsque des œuvres sont présentées dans ce contexte, les spectateurs commencent automatiquement à penser aux concepts derrière les œuvres, d’une manière qui est plus difficilement envisageable dans une galerie commerciale. Comme la plupart de ces espaces n’ont pas de vitrines, je pense que les bijoux sont souvent rejetés simplement parce que la galerie n’a pas la capacité de les exposer. De plus, la vitrine et le socle sont chargés de leur propre bagage et signification, alors j’ai décidé d’aborder la monture des pièces comme une partie intégrante de l’œuvre elle-même.

Les panneaux sur lesquels les pièces sont exposées sont des panneaux de bois vendus dans les magasins de fournitures d’art pour les peintres. Je trouvais que le fait de les utiliser était une façon de me moquer du monde de l’art, de dire  » OK, alors vous pensez que les bijoux ne sont pas de l’art ? Je vais les mettre sur des panneaux de peinture, et peut-être que vous les prendrez au sérieux ! » Mais plus sérieusement, on pourrait aussi y voir une référence à l’absence du corps noir dans le portrait et dans l’histoire de l’art occidental. Et en effet, les pièces sont une sorte de portrait de personnes qui sont restées anonymes tout au long de l’histoire.

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Que penses-tu du fait d’exposer ton travail dans une galerie comme La Centrale Galerie Powerhouse, dont le mandat ne se concentre pas sur les pratiques artisanales ou orientées sur la création d’objets ?

C’est très excitant et gratifiant, car c’est l’un des objectifs que j’avais pour ce projet – l’amener dans le domaine de l’art contemporain pour pouvoir en discuter dans ce contexte. Je me souviens d’avoir dit à un ami à une conférence il y a quelques années :  » Je veux simplement changer la façon dont le monde de l’art voit le bijou « . Et je me souviens qu’il m’a dit : « Bonne chance avec ça ! » Bien que je comprenne qu’il s’agit d’une ambition assez audacieuse, je pense que j’ai fait le premier pas et j’espère que les autres vont continuer.

Quel genre de potentiel vois-tu dans le fait d’atteindre un public aussi différent ?

Je pense que le potentiel est énorme. Je trouve souvent déplorable qu’il se passe autant de choses passionnantes dans le domaine de la joaillerie contemporaine depuis des décennies, mais que si vous ne travaillez pas vous-mêmes dans ce domaine, et que vous ne suivez ni Metalsmith ni Art Jewelry Forum, vous n’avez aucun moyen d’en avoir conscience. Bien que je sache qu’il y a des collectionneurs sérieux (je ne sais ni qui ils sont ni comment les trouver !), je pense que l’insularité de la communauté du bijou est un facteur bien restrictif.

Comme tu l’exprimes toi-même, ton travail soulève beaucoup de questions, mais n’apporte pas de réponses précises. Quel genre de réactions espères-tu obtenir de la part du public ?

Ce travail consiste en fait à essayer de transmettre la relation complexe que j’ai avec ma propre identité en tant que descendante de peuples réduits à l’esclavage. J’espère vraiment que le public ressentira certaines des émotions que j’éprouve à propos de ce récit, à un niveau plus viscéral et non intellectuel. Et peut-être commenceront-ils même à comprendre la réalité des minorités visibles, à savoir que certaines présomptions sont faites sur nous et notre histoire, chaque fois que quelqu’un voit la couleur de notre peau, nos traits faciaux, ou la texture de nos cheveux.

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Images:

1- “Yoke”, détail. Acier, maïs séché, cuir, argent sterling, laiton, corde. 2017. Crédit photo: Anthony McLean

2- Exposition (body of work). Anna Leonowens Gallery, Halifax. Crédit photo: Katarina Marinic

3- “Pendant”, détail. Cuir (sellerie chevaline réutilisée), cheveux humains, maïs, argent sterling, laiton. 2018. Crédit photo: Anthony McLean

4- “Dread”, détail. Acier forgé, cheveux humains, laiton, cuir (sellerie chevaline réutilisée), laiton. 2018. Crédit photo: Anthony McLean

Image en couverture – Crédit photo: Eydis Einarsdottir

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