Entrevue avec Francesc Peich, horloger et joaillier contemporain

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Bracelet fractal, 2013. Argent, or, acrylique, chrysoprase.

 

Francesc Peich, que l’on connaît comme enseignant à l’École de joaillerie de Montréal,  a suivi un parcours bien particulier qui l’amena éventuellement à la joaillerie. D’origine catalane, cet horloger de troisième génération s’est installé au Québec et a lentement migré vers le bijou, qu’il a su métisser de façon bien particulière avec ses techniques d’horlogerie. Une exposition rétrospective de son travail vient tout juste d’ouvrir au Musée des maîtres et artisans du Québec, et pour l’occasion, nous avons invité Francesc à venir nous rencontrer pour en discuter.

Nous vous invitons donc dans l’univers d’un artiste passionné, humble, et rempli d’histoires fascinantes.

* L’entrevue sera publiée en deux parties. D’abord, celle sur l’exposition, puis une autre sur son parcours depuis qu’il s’est installé au Québec en 1984.


Ton exposition La joaillerie du temps : De l’horlogerie classique à la joaillerie contemporaine vient d’ouvrir au Musée des maîtres et artisans du Québec. Que peut-on s’attendre à voir dans cette exposition?

De l’horlogerie classique à la joaillerie contemporaine, c’est un peu ça mon parcours. Il y a d’abord un parcours de l’horlogerie. Les horlogers qui travaillaient au 19e siècle employaient des machines, mais n’avaient pas d’électricité. Donc ils avaient toutes sortes de systèmes de poulies et de transmission à pédales. Dans certains villages en Franche-Comté, ils faisaient fonctionner des tours avec les ruisseaux qui coulaient derrière les maisons, puisque les horlogers travaillaient à la maison. À l’aide de moulins, ils faisaient tourner leur moteur.

Je vais d’abord présenter une horloge ancienne que j’ai réparée et restaurée. C’est juste un mécanisme, mais je le trouve très joli. Il est composé de roues toutes taillées individuellement à la main. Les horlogers de l’époque avaient inventé un système de plateaux à diviser, qui est d’ailleurs encore employé dans l’industrie. C’étaient des petits plateaux, avec des trous, et chaque trou marquait un arrêt du plateau. Autrement dit, le cercle s’arrêtait, il était traversé par un cran d’arrêt, puis l’horloger coupait le disque avec une fraiseuse. Une fois que c’était fait, ils enlevaient le cran d’arrêt du trou, tournaient le disque et répétaient la même chose jusqu’à avoir le bon nombre de dents. Ce qui est incroyable, c’est qu’ils faisaient ça à la main, avec des manivelles. Je tenais donc à présenter cette horloge-là.

Vue de l’exposition (1)

 

C’est une horloge que tu as récupérée toi-même?

L’histoire de mon horloge? Elle vient de loin! Moi, je viens de Barcelone. Mon père travaillait comme horloger pour une compagnie de trains souterrains qui est toujours à Barcelone. À l’époque, chaque semaine, il partait avec une manivelle, il prenait le train, et allait dans toutes les gares remonter les horloges. Plus tard, c’est moi qui l’ai remplacé. À un moment donné, il a eu à installer une horloge électrique pour remplacer la vieille horloge de la gare centrale. C’est moi qui suis allé chercher la vieille horloge dont on cherchait à se débarrasser. Il n’y avait plus de boîtier, plus de balancier, plus de cadran. Je suis parti avec le mécanisme, et c’est resté dans un coin de mon atelier pendant des années. Je me disais qu’un jour j’allais bien faire quelque chose avec. L’exposition m’a donné un prétexte pour la réparer.

Dans l’exposition, comment se poursuit ce parcours de l’horlogerie ?

Il y a une petite collection de montres anciennes, toutes petites. Peut-être que ta grand-mère avait ça. Ce sont des montres qui ne vont plus jamais fonctionner. Maintenant les montres sont grosses, plus personne ne veut ces petites montres! Mais si tu regardes les boîtiers, ils sont très bien faits, avec de beaux designs des années 20. Elles permettent de représenter toute une époque. Ensuite, je présente des montres de poche en argent, des montres savonnette.

Ce sont toutes des pièces que tu as restaurées?

Oui, et ce sont toutes des pièces de ma collection privée. Ensuite, pour comprendre le processus, je présente des pièces démontées, en morceaux. C’est très joli à voir. Puis tranquillement, il va y avoir des pièces que j’ai réalisées moi-même.

Étant donné mon esprit de prof, j’ai pensé qu’il serait intéressant de présenter le parcours de fabrication d’une montre. Dans une montre, si elle est ronde, le boîtier est en fait une bague. Et dans cette bague, il y a une autre bague. Et cette autre bague, elle est appuyée sur le verre. Quand tu tournes le boîtier de côté, le cadran de la montre est lui aussi appuyé sur cette même bague intérieure, puis il y a une petite boîte qui contient le mécanisme. Toutes ces pièces sont présentées une à côté de l’autre, et je présente ensuite une montre complète.

Vue de l’exposition (2)

 

Dans l’exposition, il y a aussi un tour d’horloger comme le mien, qu’ils avaient dans la réserve du musée. On présente des outils d’horlogerie, puis des outils de joaillerie. Et finalement, mes pièces à moi. Près d’une cinquantaine, toutes des pièces uniques.

Alors on peut dire que c’est une rétrospective de ton travail.

C’est un peu ma vie! La pièce maîtresse, que j’ai réalisée pour l’exposition, s’appelle Minuit moins une. C’est un collier avec douze maillons, et chaque maillon porte un message en relation avec l’environnement.

Je sais que tu as aussi une collection qui parle des changements climatiques dans le Grand Nord. Cette portée d’un message environnemental, est-ce que ça fait toujours partie de ton travail?

On est tous un peu préoccupés par le climat, même si nos dirigeants n’ont pas l’air de s’en préoccuper beaucoup. Même si on essaie de faire plein d’efforts, les industries ne font rien. Alors oui, ça fait un peu toujours partie de mon travail. Tout a commencé avec le thème de la mer. J’ai toujours aimé la mer, puisque je suis né près de la mer. Je ramassais des coquillages quand j’étais petit, on a tous fait ça. Les coquillages m’ont revisité, puis ça s’est traduit dans mes pièces. Ensuite, il y a eu la série Ressac, pour laquelle j’ai fait cinq bagues. C’était à un moment où on parlait beaucoup du pergélisol qui fondait. Le sol dégelait et les maisons des gens dans les communautés au nord s’affaissaient. J’ai donc fait cinq bagues qui rappellent la mer, les icebergs… Chacune des bagues porte une lettre, et elles forment un mot inuit qui veut dire dégel.

Murène (montre de table), 2006. Argent, or, mécanisme suisse, saphirs.

 

C’est quelque chose qui te préoccupe encore j’imagine, si je me fie au collier que tu viens de réaliser?

Oui. Dans les faits, on ne peut pas faire grand-chose, mais nous les artistes, on peut au moins s’exprimer sur le sujet. Même si les gens ne comprennent pas toujours le message, on aura fait notre bout de chemin.

Vue de l’exposition (3)

En regardant ton travail, je remarque beaucoup de formes oniriques, ludiques, qui m’ont rappelé le travail de Miro, avec ses espèces de masses un peu informes. Y a-t-il un lien à faire?

Ce n’est pas un hasard! Je suis quelqu’un de très nostalgique. Je pense souvent à mon enfance. Peut-être à cause de mon expérience d’immigration, je ne sais pas. Mais je pense souvent au passé. Cette idée m’est venue quand je suis allé visiter le musée Miro à Barcelone. Je ne voulais pas copier Miro, mais je voulais m’inspirer de ses couleurs, de ses formes. J’ai donc fait une collection de boucles d’oreilles, bracelets et colliers, dont quelques pièces un peu plus sophistiquées, qui font partie de l’exposition.

Y a-t-il autre chose à découvrir dans l’exposition?

Il y a aussi un film d’Anick St-Louis, une amie cinéaste. Elle a filmé mes œuvres, elle a filmé mon atelier, elle a filmé ma campagne. Elle a pris des plans, elle m’a fait parler… Elle avait vu que j’avais des films de mon enfance et elle a même inséré des extraits de ces films. C’est un beau projet artistique. Elle va bientôt le présenter au Festival International du film sur l’art.

Vous pouvez visionner la vidéo ici

Crédits photo:

Bracelet fractal: Anthony McLean
Vues de l’exposition 1-2: Gaëtan Berthiaume
Murène: Image fournie par l’artiste
Vue de l’exposition 3: Marie-Eve G. Castonguay

 

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