La nouvelle lauréate du prix François-Houdé est très occupée. On pourrait même dire que seule une hyperactive puisse conjuguer une vie artistique, professionnelle, et personnelle aussi florissante et fulgurante. À seulement 32 ans, Magali, diplômée 2014 de l’École de joaillerie de Montréal, en est assistante et professeur de cours de perfectionnement, mais elle est aussi enseignante au Centre des arts visuels, elle gère sa petite entreprise avec ses 10 employés, et participe à toutes sortes de concours et d’expositions sur le bijou contemporain.
Nous lui avons envoyé quelques questions pour comprendre comment elle parvient à faire tout cela en même temps, tout en gardant une énergie positive et communicative.
Comment reçois-tu ce prix d’excellence comme jeune créatrice en métiers d’art?
Tout d’abord, c’est vraiment un honneur de recevoir ce prix. Être reconnue par la Ville de Montréal, le Conseil des métiers d’art du Québec, un jury d’exception, mes pairs, mais également par ceux de tous les métiers d’arts confondus, à la galerie de La Guilde, c’est le paroxysme du bonheur! D’autant plus que cela vient couronner une année exceptionnelle pour moi, qui ai eu la chance de présenter récemment mon travail dans plusieurs expositions à l’international.
Ce prix vient également créditer mon travail qui s’insère dans un courant non traditionnel des métiers d’art et vient, en quelque sorte, justifier tous les efforts déployés jusqu’à maintenant. Gagner un prix comme celui-là vient donner un sens à ce que l’on fait. Cela marque une étape importante de ma carrière d’artiste et vient souligner l’apport de mon travail à ma discipline. Je dois dire que je trouve cela très motivant de voir que le jury a fait ce choix audacieux. Bien qu’une bonne partie des pièces présentées à ce concours soient faites en partie en métal et de façon « traditionnelle », mon approche en joaillerie est plutôt hors norme en ce qui a trait au volume, aux formes et à l’incorporation de matériaux éclectiques. C’est entre autres, cette «force expressive de l’amalgame de matières» qui a fait chavirer le cœur du jury pour mon imaginaire exaltant!
Quels sont les défis auxquels doit faire face un jeune créateur?
Je crois que le défi le plus grand est de tenir le coup.
Dans le bijou contemporain comme dans n’importe quel autre domaine artistique, il est très difficile de vivre exclusivement de son art. Jeunes et moins jeunes créateurs doivent donc faire des choix difficiles puisqu’il y a seulement 24 heures dans une journée et que nous devons tous manger et dormir. Tous ont un « secret » pour boucler les fins de mois; ils travaillent dans d’autres secteurs, enseignent, ont des bourses, font de la production pour eux ou pour un autre artisan, travaillent dans un bar, compilent les différents boulots, ont un(e) conjoint(e) qui soutient la famille financièrement. Cela devient donc très difficile de jongler entre travail alimentaire, passion artistique, carrière, vie familiale, amoureuse et sociale. De plus, chaque jour, il y a plein d’autres créateurs talentueux qui émergent dans le milieu.
Aussi, si ce n’était que la création ! Aujourd’hui, un artiste doit aussi être un expert dans son domaine, avoir une bonne vision de l’art en général, être un tantinet graphiste, photographe, entrepreneur, expert en marketing, en relation de presse, «poster» sa vie sur Instagram, faire de la recherche et du développement… Jongler avec tout ça devient parfois très compliqué, pas toujours intéressant et essoufflant.
Tu étais bien entourée cette année avec trois autres finalistes en joaillerie. Crois-tu qu’il se passe quelque chose en ce moment dans ce milieu?
Ce n’est pas pour être chauviniste mais en joaillerie au Québec, on «rock» !
Effectivement, j’ai eu la chance cette année d’être finaliste avec des jeunes artistes de haut niveau en joaillerie comme Maude Lauzière-Dumas, Caroline Rivière et Laura Sasseville.
On dirait que depuis quelques années, il y a une nouvelle vague de talents en joaillerie au Québec. On a des créatrices comme Catherine Sheedy, Gabrielle Desmarais, Marie-Ève G Castonguay, Aurélie Guillaume, Anne-Sophie Vallée, pour n’en nommer que quelques-unes, qui ont un grand rayonnement à l’ international. Je crois aussi qu’il y a une espèce de phénomène inter-stimulant entre nous. Il faut dire qu’il y a beaucoup d’efforts déployés par plusieurs acteurs du milieu. Il y a eu l’exposition itinérante des quarante ans de l’École de joaillerie de Montréal, qui a voyagé au Québec pendant deux ans. L’École de joaillerie de Montréal et sa direction qui accumulent les projets de promotion de la joaillerie au Canada et à l’international, Noel Guyomarc’h et ses ateliers de créativité (Labo) et ses nombreuses expositions, ainsi que Metalaid, forum de promotion et de discussion du bijou contemporain au Canada.
Sur la scène internationale, on voit également une effervescence autour de la joaillerie et surtout du bijou contemporain: le nombre de plateformes, d’expositions, de concours, de conférences, de blogs, de magazines augmentent d’année en année. Il y a vraiment une volonté des gens du milieu de rendre plus « abordable », plus « démocratique », d’avoir une meilleure diffusion et compréhension de cet art. Par contre, on ne se cachera pas qu’au Québec, ce n’est pas très reconnu, on dirait que lorsqu’on parle bijou, les gens connaissent seulement quelques gros noms comme Caroline Néron, Birks ou Pandora. Et même dans le milieu de la joaillerie et des métiers d’art, le bijou contemporain reste méconnu.
Tu as beaucoup eu de rayonnement ces dernières années. Est-ce que cela a changé des choses dans ta création?
Oui et non. Je n’ai pas changé ma façon de créer ni mon approche mais cela a certainement déteint sur ma vision de l’art et du métier.
À force de voyager et de voir ce qui se fait à l’étranger, cela me donne une vision d’ensemble sur toutes les différentes tendances et possibilités. C’est sûr qu’avec la technologie on peut tout voir via notre ordinateur, mais ce n’est pas la même chose que l’interaction avec les autres joailliers, les gens du milieu, les galeristes, les clients… Les réflexions et discussions engendrées viennent contribuer à notre identité en tant qu’artiste. Comme dirait ma mère: c’est l’école de la vie!
Toutes ces expositions sont venues bouleverser ma vision de l’art et des métiers d’art. Au Québec, on se sent parfois seul et incompris dans notre mode d’expression artistique qu’est le bijou contemporain. Même si j’ai plusieurs collègues qui utilisent ce mode d’expression, la scène canadienne est très limitée et « frileuse ». Aussi, on pense toujours que l’herbe est plus verte chez le voisin… Eh bien, je me suis rendu compte que c’était également vrai ailleurs. Peu importe où nous sommes dans le monde, nous traversons les mêmes problèmes et questionnements. Moi, je pensais que LE marché du bijou contemporain était en Europe, les Européens pensent qu’il est aux États-Unis, et les Américains pensent qu’il est en Asie…
Être pendant des semaines dans des incubateurs artistiques regroupant tous les acteurs du domaine du bijou contemporain fut pour moi l’une des expériences les plus enrichissantes de ma vie. Ces expositions (Ottawa, Toronto, Chicago, Barcelone, Paris, Athènes et Bucarest) sont venues élargir ma vision et mes connaissances du bijou et de l’art. Être en contact avec tous ces artistes qui viennent de partout dans le monde, et partager nos expériences et nos visions : cela m’a ouvert des horizons et confirmé ce que je voulais faire.
Comment décris-tu ta démarche?
C’est difficile pour moi de parler de ma démarche artistique car il faut que je mette en mots des choses que je ne suis pas toujours sûre de bien comprendre moi-même. Une démarche se construit durant toute une vie, elle évolue, se transforme, se développe, se raffine.
Ceci étant dit, la recherche et l’expérimentation sont les moteurs de mes créations. Poussée par un désir, non seulement de contribuer au domaine du bijou contemporain, mais également de bousculer l’univers actuel de la joaillerie, ma démarche artistique s’articule autour d’une recherche de fluidité et d’émotions dans la forme et la couleur. Chaque collection s’accompagne d’une démarche plus spécifique, plus personnelle.
Les pièces issues des collections Funky wave et Corail (pièces en Argent sterling et plexiglass) transmettent mon obsession pour ces formes ondulatoires, végétales ou microbiennes, qui semblent frétiller et qui donnent une impression de mouvement. Bien qu’inorganiques, elles sont remplies de vie et d’agitation, elles nous chatouillent du regard et titillent nos sens. Elles animent nos corps et nous transmettent une émotion. Ces formes me hantent, elles font presque partie de moi, comme une sorte d’extension de mon corps.
Tandis que la collection Somebody got crazy with the candy machine (pièces en polyuréthane et vinyle) transmet ma fascination du monde innocent de l’enfance et la folie de mon monde imaginaire. Sans en être totalement consciente, la conception et la création de ces pièces s’est trouvée être comme un exutoire de toute la gravité de la vie. Bien qu’imposantes physiquement et visuellement, elles apportent une légèreté et une joie de vivre. Elles habitent et animent le corps, vivent et font sourire, rappelant l’exubérance de fleurs tropicales peintes par le Douanier Rousseau ou encore le surréalisme de Dali. Ces pièces s’inscrivent dans la démesure et l’extrême tout en transmettant ma folie imaginaire.
Voilà, ma démarche est peut-être tout simplement ça : transmettre ma folie imaginaire pour alléger un peu la vie!
Quels sont tes projets à court terme?
En 2018 j’ai deux expos solo, une en avril à la galerie Circle Craft en Colombie-Britannique, et l’autre à Montréal à la galerie de La Guilde, en novembre. Il s’agit de mes premières expositions solo! Je veux donc me concentrer là-dessus et également sur un nouveau corps de travail. J’ai des idées qui bouillonnent dans ma tête depuis avril dernier et je n’arrive pas à trouver le temps de m’asseoir à l’atelier et de commencer mes expérimentations!
Je jongle avec plusieurs boulots et projets en même temps, et cela devient de plus en plus difficile de faire des choix. Aussi, je ressens le besoin intense de continuer ma recherche artistique. J’aurais tellement aimé pouvoir aller étudier à l’université à NASCAD à Halifax, mais cela n’est pas possible pour l’instant, alors je regarde plutôt pour un programme en art au Québec (histoire de l’art, sculpture), des workshops ou résidences à l’étranger (Ruudt Peters, Peter Bauhuis, résidence d’artiste en Finlande, etc.), ou bien encore un échange ou collaborations avec d’autres artistes.
Crédit photos : Anthony McLean