Artiste dans le domaine du bijou contemporain, Catherine Sheedy est diplômée du programme Techniques de métiers d’art du Cégep Limoilou. Depuis, elle a développé sa technique et suivi des formations et ateliers de développement artistique, participé à de nombreuses expositions et remporté plusieurs prix dont le Steel Trophy Award 2013, de la Metal Arts Guild of Canada, et le 7 décembre dernier, le prix Jean-Marie-Gauvreau, grâce à sa collection ICARE. Doté d’une bourse de 10 000 $, ce prix représente la plus prestigieuse distinction décernée annuellement par le Conseil des métiers d’art du Québec à un artisan membre professionnel du CMAQ.
Catherine célèbre ainsi 20 ans de métier, et nous fait part lors d’une interview, de son parcours et de ses projets à venir.
Tomber dans la mer 1, 2014-2016
Pourquoi avoir soumis ta candidature pour le prix Jean-Marie Gauvreau?
En fait, c’est la directrice du Centre d’artistes en métiers d’art MATERIA, Kathy Ouellette, qui m’a proposé de déposer ma candidature. Ma première réaction a été de lui dire que MATERIA aurait avantage à présenter quelqu’un de plus chevronné que moi. Elle m’a alors donné un moment de réflexion. Après avoir pris connaissance des critères de sélection, j’ai réalisé qu’effectivement, elle avait peut-être raison. La collection ICARE, composée d’une vingtaine de bijoux uniques, que j’ai développée entre 2014 et 2016, avait des chances d’être retenue pour l’obtention de ce prix. Il faut savoir reconnaitre les bonnes occasions quand elles se présentent à nous!
Pour soumettre ma candidature, afin que MATERIA puisse déposer pour moi, j’ai dû monter un dossier. J’ai donc eu à constituer un document illustrant mon parcours artistique depuis 20 ans et un dossier démontrant la pertinence de la collection ICARE pour l’obtention de ce prix. Ce travail a été très bénéfique pour moi, puisqu’il m’a permis de dresser un portrait de ma carrière, de me faire prendre conscience de mon cheminement à la fois d’un point de vue technique et conceptuel. Ce type d’exercice m’apparait toujours ardu, mais, finalement, j’en sors grandie. Cela me sert à approfondir mes réflexions à propos de ce que j’ai fait et d’ainsi être mieux outillée pour poursuivre.
Tomber dans la mer 2, 2014-2016
Tu as livré un très beau discours en recevant le prix. Que représente pour toi recevoir cette récompense ?
Ce prix a une grande valeur sentimentale pour moi : il marque un moment important dans ma carrière. Je suis vraiment touchée d’obtenir cette récompense de la part du Conseil des métiers d’art du Québec. C’est un jury professionnel de haut niveau qui a sélectionné mon travail, j’en suis très fière. Recevoir cette reconnaissance pour une créatrice en bijou contemporain qui utilise des techniques de joaillerie de façon détournée, qui les questionne et qui, dans la collection primée, va jusqu’à pousser la limite des caractéristiques de l’argent sterling est, je crois, porteur d’espoir pour ce milieu. Ça démontre une ouverture à bousculer les préceptes qui parfois semblent régir certaines disciplines en métiers d’art. Ça témoigne aussi d’un intérêt pour les pratiques artistiques qui s’orientent en recherche-création. Même si pour moi créer des œuvres uniques est une nécessité, un besoin, ce n’est pas facile de persévérer dans cette voie. En ce sens, recevoir un prix de cette envergure est un encouragement considérable.
Les ailes d’Icare, 2014-2016
Comment décris-tu ta démarche et qu’as-tu voulu nous dire avec tes dernières collections et en particulier avec la série Icare?
Depuis 2008, je me consacre presque exclusivement à la création en bijou contemporain et j’utilise différentes matières pour m’exprimer. Cependant, pour la réalisation de la collection Icare, j’ai voulu revisiter mon ancien matériau de prédilection, l’argent sterling. Pour ce faire, j’ai procédé à un « rituel de libération » en fondant des bijoux en argent que j’avais fabriqués, il y a une dizaine d’années. J’ai ensuite testé les limites des capacités de ce matériau en utilisant une technique de formage du métal en feuille au marteau, apprise auprès de Chantal Gilbert, le « foldforming ». J’ai alors poussé à l’extrême cette méthode, je me la suis appropriée, en allant jusqu’à déchirer la matière. Par ces gestes, je désirais marquer une transition entre les bijoux que je produisais jadis et ceux que je crée aujourd’hui.
Cette intention de rompre avec mon passé m’a amenée à créer des pièces expressives, en lien avec le mythe grec d’Icare. L’impression de liberté d’Icare pendant son ascension, ignorant les instructions de son père Dédale, peut se comparer aux sensations ressenties au cours de mon processus de création. D’abord lorsque j’ai transformé la matière et ensuite lors de l’assemblage des pièces; puisque je ne prédétermine pas le résultat final, intuitivement, je joue avec les composants jusqu’à ce qu’une forme évocatrice, en rapport à mon sujet, se révèle à moi. En ce sens, mes créations sont aussi inspirées par le mot « dédale », un endroit où l’on peut se perdre… L’ensemble de la série Icare est pour moi une métaphore qui m’aide à chercher un sens au cycle de la vie.
La chute d’Icare 2, 2014-2016
Tu as eu beaucoup de rayonnement à l’international ces dernières années. Est-ce que cela a influencé ton processus créatif ?
Mes séjours de création et les nombreuses classes de maitres que j’ai suivis en Hollande, aux États-Unis et ici, au Québec, entre 2008 et 2014 m’ont permis d’approfondir mes connaissances et mes recherches à propos du bijou contemporain. Depuis quelques années, mon travail est exposé à l’étranger et cela m’aide à le situer par rapport à ce qui se fait ailleurs dans le monde, principalement en Europe et aux États-Unis. Dans ce domaine, les plasticiens, les professionnels (galeristes, historiens, représentants de musées, etc.) et les collectionneurs se déplacent pour participer à des expositions, des foires et des symposiums, ce qui permet d’avoir une vision globale de ce milieu.
En ce qui concerne ma collection Icare, c’est principalement grâce à Noel Guyomarc’h si elle a pu voyager au Canada et à l’étranger. Ce galeriste fait un travail exceptionnel pour développer et faire reconnaitre les talents d’ici. Son support, ses encouragements et sa confiance en moi m’ont permis de pousser mes oeuvres plus loin. D’ailleurs, c’est dans le cadre de l’exposition collective Espace habité/Inhabited space, Nouvelles perspectives du bijou contemporain au Québec, sous le commissariat de Stéphane Blackburn, directeur de l’École de joaillerie de Montréal, et de Noel Guyomarc’h, que j’ai pu aller à Paris en septembre dernier. À cette occasion, en plus de vivre une expérience d’exposition à l’étranger, j’ai pu participer à l’événement Parcours bijoux, organisé par l’association D’un bijou à l’autre. J’ai alors visité plus d’une vingtaine d’expositions et rencontré des dizaines de créateurs.
Aujourd’hui, je constate que ces voyages sont nécessaires et qu’ils ont un impact majeur sur ma création et principalement sur ma motivation. Ils me permettent de voir de mes propres yeux les œuvres d’autres créateurs du milieu et d’échanger avec eux à propos de notre intérêt commun. Ces séjours contribuent à mon éducation et alimentent mes réflexions.
Quels sont, selon toi, les défis auxquels doit faire face un créateur québécois ?
Le bijou contemporain est un champ de création, en développement, au Québec. Cette forme d’expression est méconnue et les Québécois qui s’y consacrent sont peu nombreux. C’est important de côtoyer des consoeurs et des confrères qui partagent la même passion, avec qui je peux échanger. L’évolution de ce domaine passe nécessairement par le développement de compétences artistiques générales, mais particulièrement en lien avec le bijou comme objet et comme sujet. Heureusement que cette orientation est abordée dans les collèges qui offrent le programme Techniques de métiers d’art et que les écoles de joaillerie de Québec et de Montréal contribuent à encourager et à développer ces pratiques dans certains cours et principalement par le biais de perfectionnements. Néanmoins, c’est peu en comparaison avec les recherches qui se font ailleurs dans certaines universités où il est possible de faire des maitrises, voire même des doctorats, dans cette discipline. Pour pallier ce manque, Noel Guyomarc’h a développé d’excellents ateliers de création qui se déroulent sur une période de deux ans. Pour ma part, j’ai participé à la première cohorte et je constate l’influence de ces apprentissages actifs sur le milieu qui s’agrandit de plus en plus.
Le plongeon d’Icare, 2014-2016
Quels sont tes projets à court terme?
En ce moment, je m’affaire en atelier à la transformation de divers éléments trouvés près de chez moi, sur le bord du fleuve Saint-Laurent. Il s’agit principalement de matériaux qui témoignent de l’histoire naturelle et industrielle de Lévis (charbon, silex, aluminium, os, etc.). Cette phase exploratoire est la première partie d’un projet de recherche et création, en bijou contemporain, financée par le Conseil des arts et des lettres du Québec et la Ville de Lévis, dans le cadre d’un programme de partenariat territorial pour la région de la Chaudière-Appalaches. Le titre de ce projet est « Le fleuve porteur d’histoire » et les résultats de mes recherches seront présentés à la Maison natale de Louis Fréchette, organisme partenaire de mon projet, en juin 2019. En fabriquant des bijoux dont le choix des matières et des formes est inspiré de l’histoire du lieu d’où je viens et où je vis, je désire évoquer l’acte de porter littéralement et métaphoriquement notre histoire.
Parallèlement à ce projet, je me prépare aussi à participer, en famille, à une résidence de création du Conseil des arts et des lettres du Québec, de juillet à décembre 2018, dans le Studio du Québec à Londres. Ce projet est également consacré à de la recherche-création en bijou contemporain et a pour but de revisiter le concept du bijou, symbole d’unions familiales.
M’investir dans de tels projets m’aide à poursuivre mes recherches formelles et conceptuelles à propos du bijou. En présentant sous la forme d’objets portables les liens qui m’attachent à mon milieu et à ma famille, je tente de développer une réflexion personnelle qui m’amène à créer des œuvres singulières. Cette quête de sens est fondamentale, elle me motive au quotidien.
Le plongeon d’Icare, 2014-2016
Crédits photos: Anthony McLean